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Excursions dans l’Allemagne du XVIIIème siècle

La collection Domaine romantique des éditions José Corti présente, dans de nouvelles traductions, des œuvres d’auteurs européens et américains, de la deuxième moitié du XVIIIème siècle à la première moitié du XIXème siècle, qui étaient pour la plupart d’entre elles devenues inaccessibles ou qui n’avaient jamais encore été traduites en français. Voici, à partir de quelques titres réédités dans cette collection, quelques excursions dans l’Allemagne du XVIIIème siècle.

 

Wackenroder, l’art et la vie

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Cette collection a ainsi permis de disposer pour la première fois de la traduction complète des deux ouvrages essentiels de Wilhelm Heinrich Wackenroder (1773-1798) : Epanchements d’un moine ami des arts et Fantaisies sur l’art (en un seul volume, en 2009) comportant aussi les textes écrits par Ludwig Tieck. Les pages qu’a laissées Wackenroder, mort dans sa vingt-cinquième année, sont toutes vouées à l’expression de son enthousiasme pour l’art, tant pour la musique que pour les arts plastiques. Mais il a eu pour cela recours à une grande variété de genres littéraires, du récit biographique à la fiction, de l’essai à la poésie, genres qui alternent dans ces recueils d’une façon assez inhabituelle, contribuant à leur originalité et au plaisir de la lecture. Car écrire, c’était pour lui pouvoir dire et chanter sur tous les modes son amour de l’art - l’art, qui transforme la vie et dépasse ses contingences -, inséparable pour lui du sentiment religieux. De là la fiction du moine à qui il attribue le premier recueil, mais il a créé aussi un autre personnage marquant en décrivant la carrière (imaginaire) du musicien Joseph Berglinger. Un texte résume bien sa vision du monde, de la vie et de l’art, la petite perle qu’est le Conte oriental merveilleux d’un saint homme nu.

 

Lichtenberg, le rire et la science

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Si Wackenroder peut être justement vu comme un écrivain préromantique, il n’en va pas de même des deux autres auteurs que nous allons présenter maintenant. En effet la collection Domaine romantique doit plus son nom de « romantique » à la période de l’histoire littéraire concernée qu’à une caractéristique qui serait commune à tous les auteurs publiés dans cette collection. C’est notamment le cas de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), qui participe de l’esprit de l’Aufklärung - des Lumières - bien plus que des prémisses du romantisme. Auteur peu ou mal connu, Lichtenberg est du moins familier aux amateurs de recueils et autres dictionnaires de citations, où il a longtemps été plus présent que dans les histoires de la littérature. Il passe en effet pour un maître en matière de maximes bien frappées et marquées au coin d’un humour très personnel. Au risque d’un contresens : ce qu’on a coutume d’appeler depuis longtemps ses « aphorismes » sont des extraits des Cahiers intimes qu’il a tenus toute sa vie et qui ressemblent bien plus à un vaste chantier fourmillant de réflexions et d’interrogations qu’à un défilé ronflant d’affirmations péremptoires. On pense à Valéry, mais aussi à Wittgenstein. Lichtenberg fut avant tout un scientifique éminent, une figure légendaire de l’université de Göttingen au prestige de laquelle il a contribué. Il avait été mis à rude école par la vie : de taille exceptionnellement petite, bossu, il a vécu avec l’idée du suicide et avec le regret de ne pas avoir eu assez de volonté ni de persévérance pour mener à bien la grande œuvre, littéraire mais aussi scientifique, dont il rêvait, passant cependant à la postérité par ses cahiers posthumes.

André Breton a contribué à faire connaître Lichtenberg en l’incluant dans son Anthologie de l’humour noir. Mais la traduction en français des écrits de Lichtenberg reste parcellaire. C’est aux éditions José Corti qu’on trouve le choix le plus considérable d’aphorismes dans le fort volume intitulé Le miroir de l’âme (présenté et traduit par Ch. Le Blanc en 1997, réédité en 2012), ainsi que deux œuvre satiriques publiées à l’origine dans des almanachs (un choix plus restreint est ensuite paru en 2014 aux éditions Allia sous le titre Lichtenberg, traduit et présenté par J.-F. Billeter qui, à sa manière habituelle, souligne de façon très marquée en quoi son travail se distingue de celui de de Ch. Le Blanc). Un « aphorisme » entre (deux) mille : « Faire croire que nous sommes ce que nous ne sommes pas est aussi difficile, dans la plupart des cas, que de devenir vraiment ce que l’on veut paraître ». Tout Lichtenberg est là : l’originalité du point de vue, l’ironie, l’esprit satirique, mais joints à une foi tenace en la capacité humaine de se dépasser.

 

Moritz, l’humiliation et le souvenir

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Lichtenberg pressentait et appelait de ses vœux le développement à venir de la science, mais il restait un esprit singulier et inclassable, car, toujours insatisfait, il n’a cessé, comme ses Cahiers en témoignent, de s’intéresser aussi à l’irrationnel, à ce que nous appellerions l’inconscient, et tout particulièrement au rêve. C’est là un point commun avec une autre figure de l’Allemagne du XVIIIème siècle, Karl Philipp Moritz (1756-1793), également inclassable, dont une des principales œuvres, Andreas Hartknopf a été rendue de nouveau accessible dans la collection domaine romantique grâce à une nouvelle traduction de Michel Trémousa après la bagatelle de deux siècles d’indisponibilité en librairie. On retrouve dans ce petit écrit (roman satirique dont le thème principal est la pédagogie) comme dans son grand « roman psychologique » (et autobiographique) Anton Reiser (Fayard, 1986), ses préoccupations majeures : l’enfance, l’éducation, mais aussi le souvenir et le rêve, avec des pages sur le rôle des lieux qui anticipent Proust, ainsi que l’avait souligné Albert Béguin dans l’Ame romantique et le rêve.

Outre ses réflexions particulièrment aigües sur le rêve et le souvenir, Moritz, dont la vocation principale sera de concevoir et d’imaginer de nouvelles méthodes pédagogiques, a laissé de nombreuses réflexions, et témoignages vécus, sur le rôle de la lecture (thème récurrent aussi chez Lichtenberg), ainsi que du théâtre, son autre grande passion. K.-P. Moritz était issu d’une famille modeste - comme on dit -, mais parvint à faire des études, au prix d’innombrables brimades et déconvenues décrites par le menu dans Anton Reiser (où il dépeint son enfance et sa jeunesse sous le masque du malheureux protagoniste de son roman), qu’on peut justement qualifier d’épopée de l’humiliation. Sans qu’il lui soit jamais rien arrivé peut-être qui pût être assimilable à des fait divers qu’on dirait aujourd’hui relever de la maltraitance : non, rien d’autre que les mille petites rebuffades et vexations qui font qu’un être est finalement rejeté de la société et condamné à la solitude. Mais, après une entrée dans la vie désastreuse, Moritz retrouva peu à peu la confiance en soi, encouragé notamment par une heureuse rencontre : se trouvant voyager en Italie en même temps que Goethe, il le rencontrera au cours de son voyage, ce qui sera pour Moritz un événement décisif, même si des déceptions suivront. Et Goethe laissera à son sujet dans sa correspondance cette phrase étonnante : « Moritz est comme un frère cadet, de même nature que moi, seulement négligé et mutilé par le destin là où je suis favorisé et privilégié ».

 

Pour découvrir (ou redécouvrir) ces auteurs, tous les ouvrages mentionnés peuvent être empruntés à la médiathèque Michel Courot (Saint-Paul-en-Jarez).

 

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